J’ai récemment terminé la lecture de La guerre du feu, le roman de J.-H. Rosny, dont est tiré le film du même nom.
Entre mes mains, affiché sur l’écran tactile de l’iPad, un ebook fabriqué de mes propres mains quelques jours plus tôt; la version électronique d’un livre écrit, à la main, il y a 103 ans (1911) qui raconte les aventures de Naoh, notre ancêtre d’il y a 100.000 ans, qui lutte pour rapporter le Feu chez lui — entre ses mains.
Ça fait beaucoup de mains, et beaucoup d’années, dans un seul paragraphe.
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N’est-ce pas le propre d’un outil de tenir dans la main — la main de qui l’(o)utilise, ou la main de qui le façonne ?
Vous me direz, on pourrait dire exactement la même chose d’une baguette magique ou d’une biroute : elle tient aussi dans la main — demandez au jeune Harry Potter, quand il va faire son shopping de magicien et que c’est la baguette qui le choisi lui.
Pourtant, il y a une différence entre un outil — quelque chose qui a besoin d’une volonté pour le guider vers un objectif (enfoncer un clou, peindre la Joconde, écrire Guerre et paix) — et une baguette magique ou une biroute — quelque chose qu’il suffit d’agiter, en récitant une formule apprise par coeur, pour exaucer nos voeux (je veux être aimé ! Je veux avoir de l’argent ! Je veux être publié ! Je veux avoir du plaisir !).
J’ai envie de dire que la différence entre ces deux objets — la magie et l’outil — est au coeur du roman de Rosny : le Feu magique, vénéré et redouté, mais que l’on ne maitrise pas et qu’un caprice des plus puissants que nous (tout le monde) peut nous ôter ; ou le feu domestiqué et mis au service de la tribu. Le feu maitrisé, que personne ne peut nous ôter… Une fois qu’on a appris à l’utiliser.
Lisez la scène où Naoh observe pour la première fois la (oui, la) chef d’une autre tribu utiliser le silex pour en faire “sortir” le feu. C’est pas mal.
Les nouvelles technologies et la lecture numérique, se sont aussi des outils. Pas des baguettes magiques.
Aucun outil, aucune technologie n’a de super pouvoir — et je ne peux qu’y songer quand je lis (vous devriez, vous aussi) cette réflexion de Thierry Crouzet :
Une technologie ne peut nourrir la curiosité que si les lecteurs sont curieux. En elle même, la technologie ne change pas l’homme.
La curiosité, l’importance de nos choix, et notre relation à la technologie, les plus fidèles du blog (ou ceux qui ont connu ma précédente vie, d’éditeur) savent que ce sont des sujets qui me tiennent à coeur, dont je ne parle sans doute pas assez souvent ni assez sérieusement.
Nous souvenir que l’outil n’est rien que le prolongement de notre main, même… surtout quand il est tactile. Ne jamais oublier que la technologie, quoi qu’en dise la publicité, n’est pas une baguette magique.
Si je partage à la fois le pessimisme et l’optimisme de Thierry, je ne pense pas que la technologie ait une capacité quelconque à changer — ni même que ce soit sa tâche, mais là c’est un tout autre débat — de changer l’homme. Pas plus qu’un marteau ne décide pour nous d’enfoncer un clou ou un crâne.
Peut-être n’ai-je pas tout saisi, mais je pense que j’aurais élargi le champ de la critique : si les/des lecteurs sont paresseux, ils sont loin d’être les seuls.
Si certains livres ne décollent pas, si la lecture est toujours à deux doigts de devenir une routine de consommation comme toutes les autres, coincées sur des rails, c’est aussi parce que tout un tas de personnes font mal leur boulot, à tous les niveaux… y compris des lecteurs, bien sûr.
C’est aussi parce qu’un tas de bouquins sont tout simplement mauvais ou qu’ils sont ratés. C’est le propre de toute prise de risque de générer beaucoup d’échecs. Là aussi, on pourrait reprocher au lecteur de ne pas oser lire hors des sentiers battus), et d’exiger d’être satisfait à chaque fois, car risquer d’être déçu,
C’est le prix de la découverte, c’est la seule façon de sortir de sa routine — un autre mot pour ornière, oeillères ou être mort.
Mais ce n’est qu’une partie du problème. Le manque de curiosité, comme la paresse, sont à tous les niveaux.
Le critique qui ne lit pas les centaines de livres qu’il reçoit à chaque rentrée, mais qui ne va pas se priver de les recommander ou de les dézinguer malgré tout, qui bêle avec tous les autres autour de la même poignée de titres, ou ce critique qui confond copinage avec l’auteur et avec l’éditeur (on ne sait jamais, ils pourraient un jour renvoyer l’assensceur), ou vendetta à mort, avec son vrai travail de défrichage que le lecteur attend de lui. L’éditeur qui croit qu’il suffit de coller le nom d’un auteur et une belle couverture sur un tas de feuilles — ou sur un ePub — pour avoir un livre (je ne connais pas l’édition littéraire, mais je connais un petit peu le monde des ouvrages techniques). Le graphiste pour qui chaque couverture est avant tout un hommage à son propre génie. L’auteur… qui croit qu’il suffit d’aligner des mots, ou qui persiste à toujours faire la même chose, ou celui qui s’imagine qu’il suffit de faire un truc illisible pour faire acte de création ou de révolution. Etc. Toutes des paresses. Pas moins lourdes de conséquences que celle du lecteur.
Ça y est, je me suis fâché avec tout le monde ? Bien.
Cela n’enlève évidemment rien au travail remarquable d’un tas de monde, d’auteurs, de graphistes et d’éditeurs, et même de critiques si si, qui se cassent le popotin pour faire un travail de qualité. Mais cela relativise la responsabilité du lecteur dans l’échec d’une lecture plus audacieuse.
Peut-être, en fait, ce n’est pas tant la paresse ou le manque de curiosité (elle n’a jamais été aussi artificiellement entretenue) qui m’inquiète, que l’indifférence que cela implique.
Cette indifférence qui regarde tout et n’importe quoi, sans jamais éprouver quelque chose. Sans jamais choisir. Sans aimer. Pas bien aimer, comme on aime un bon vin. Aimer, d’amour.
J’en parlai sur macg, en juin dernier, à propos de l’avenir du métier de photographe (non, je n’ai aucun problème à me citer moi-même) : Patron ! On peut virer les photographes, on a des iPhone. Ça parle de photographes, mais ça concerne tout le monde :
Et on découvre, un peu inquiet et sonné qu’en fait on n’a jamais été qu’un presse-bouton, un bête rouage biologique, coincé dans un vaste système d’engrenages et de poulies qui ne fonctionne que pour lui-même, quelque chose qu’une machine peut remplacer avantageusement, à chaque bond technologique vers plus d’efficacité, plus d’automatisation, plus d’intelligence. Parce qu’on est là : remplacé par du hardware et du software, qui coûtent moins cher et qui sont supposés faire aussi bien. Si pas mieux que nous.
En ramenant la photo de presse à un simple cliché que presque n’importe qui est capable de faire; en se privant de “vrais” photographes — et pas parce qu’il choisit d’utiliser des iPhone au lieu de reflex pro — ce journal envoie un message assez triste : on se fiche de la qualité des images, n’importe quel cliché suffira. Si l’image est belle, tant mieux. Sinon… les lecteurs s’en fichent.
C’est cette indifférence de chacun de nous, sous couvert de toujours plus d’efficacité — nous qui trop souvent regardons le temps passer sans la moindre conscience que chaque seconde, chaque mot, chaque geste est unique et si précieux — qui fait que lire pourrait ne plus signifier rien du tout… tout simplement parce qu’écrire, avoir quelque chose à dire (et pas seulement sous forme écrite, bien sûr) ne signifierait plus rien du tout non plus : routine mécanique, comme tant d’autres. Rien qu’un job, à tous les étages.
Et par job, je n’entends pas le fait de pouvoir gagner sa vie en écrivant ou en publiant, ça n’a rien à voir. Je pense à cette routine dans le travail, à la peur de le perdre et donc aux compromis, aux rivalités internes pour une promotion, à la lèche pour se rapprocher de la fenêtre, aux idées abandonnées parce que ça ne plairait pas assez. Parce que pas assez pro. Parce que pas assez sérieux… Bref, je pense à tout ce quotidien morne dont personne ne rêve, étant enfant, mais qui est là.
Indifférence, liée à notre désir de confort et de simplicité. J’ai ces mots de Saint John Perse en tête, lus par chance hier soir sur Twitter (merci @fbon). Il est question de poésie, mais on est en droit de rêver que ça devrait s’appliquer à chacune de nos activités : “l’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore”.
Voilà. Je ne sais pas où je voulais aller. L’article de Thierry a suscité ce billet, un bout de réflexion inachevée. Une discussion informelle, ce matin sur Twitter, a provoqué son écriture.
Et c’est ce qui est séduisant sur le Web, l’opportunité qu’il donne de partager, et de se renvoyer, même un acte aussi intime qu’une réflexion en cours — avec qui veut bien essayer, avec qui peut accepter quelque chose de pas terminé. Ni même de cohérent.
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