Quand la technologie s’efface

L’annonce de la mort de Steve Jobs, en plus des vagues d’hommages et d’une émotion parfois naïve, nous a aussi donné l’occasion d’assister à un défilé d’authentiques gougnafiers qui semblaient sortir d’une caverne oubliée depuis des lustres, quelque part au plus profonds des entrailles humides de la Terre, porte-parole autoproclamés d’un monde où l’injure tient lieu d’expression et dont la haine de l’autre serait la seule religion.

De vous à moi, ce défilé de singes excités m’importe peu. Mais, mine de rien, cela fut un rappel sonore de quelques une des plus belles idées préconçues qui circulent sur Apple — et ses utilisateurs… Pardon… adeptes :

Apple exploite des pauvres petits chinois“.
Apple vend des jouets, pas de vraies machines“.
Apple, c’est trop cher pour du matos pas assez bon“.

Sans oublier, authentiques joyaux de leur couronne d’épines en mousse :

“Apple, c’est que du marketing, pour des bobos friqués lobotomisés”.
“Apple, c’est le mal : ça t’enlève tes libertés.”

Je ne vais pas commenter “bobos friqués lobotomisés”. Après tout, je suis peut-être lobotomisé, et j’avoue que ça ne me déplairait pas d’être friqué, et je suis peut-être un bobo — mais alors je suis un bobo friqué lobotomisé qui utilise aussi GNU/Linux et qui estétait membre de la FSF, qui est membre de la EFF et de l’April.

Par contre, le côté “marketing” mérite qu’on s’y attarde. C’est vrai que Apple fait de la pub. Prenons cette pub pour l’iPad :

Le message est-il faux parce qu’il est bien emballé ? Le messager doit-il forcément être moche pour être crédible ?

Byebye technologie

Que ne promet pas cette pub ? Un ordinateur. En achetant un iPad, nous n’achetons pas :

  • Un complexe assemblage d’électronique, de Ghz, d’octets, de ram et de mémoire vidéo, de disques et de lecteurs. On achète une surface de verre, avec un gros bouton en façade et une prise pour la recharger.
  • Un ordinateur au nom aussi évocateur que VPCZ21X9E ou VPCZ21V9E ou encore VPCZ21L9E. On achète une tablette.
  • Un ordinateur qui serait évolutif : une fois commandé, on ne peut plus rien y changer. On peu à la rigueur lui ajouter une housse (disponible en plusieurs coloris, quand même). Et c’est à peine si le seule prise permet d’y brancher quelque chose.

OK, les détracteurs de l’iPad et moi serons donc d’accord là-dessus : l’iPad n’est pas un ordinateur. Mais nous ne savons toujours pas ce que c’est. Disons que c’est un machin avec lequel on peut faire des trucs.

Or, un machin qui sert à faire un truc, ça s’appelle un outil. Il y en a plein des outils, tout autour de nous.

Con comme un crayon

Un ordinateur aussi est un outil, c’est un outil complexe. Mais un outil n’a pas besoin d’être complexe pour être un bon outil : un marteau, c’est simple. Un crayon ou une feuille de papier aussi — et je ne pense pas que personne n’y verra que des “gadgets pour bobos friqués et lobotimisés ?”

Nous savons tous utiliser un crayon. Pourtant, qui sait comment on les fabrique ? Est-ce que ne pas le savoir, et ne pas pouvoir en fabriquer nous-mêmes, rend ce crayon inutile ou son utilisation inacceptable, est-ce que ça en fait un jouet ?

La question, en réalité, n’est donc pas tant de savoir si un iPad est un ordinateur ou un jouet pour des enfants gâtés. Mais de savoir si l’informatique peut-être aussi simple qu’un crayon et une feuille de papier.

La promesse de Apple

Revenons à notre pub. L’iPad est un outil avec lequel on peut écrire, dessiner, avec lequel on peut regarder des vidéos ou en tourner et les éditer, avec lequel on peut partager des fichiers, avec lequel on peut photographier et partager ses photos en ligne, avec lequel on peut surfer ou discuter sur les réseaux sociaux, avec lequel on peut faire des appels vidéos, écouter de la musique, jouer, étudier, etc. Il y a tant d’activités qui ne me viennent même pas à l’esprit et dont ne parle pas cette pub.

Tout cela sur une surface de verre, avec un seul gros bouton. Du bout du doigt. Pas d’apprentissage laborieux. Rien à configurer. Pas de pilotes. Pas d’antivirus. Même pas besoin de lire un mode d’emploi de 300 pages. C’est la seule promesse que fait cette pub : gommer la complexité.

Non pas l’interdire, mais proposer une autre approche. Celle d’un outil qui ne soit plus un obstacle, ni une fin en soi. On achète un Mac ou iPad comme un achète un crayon, pas pour le bidouiller ou pour passer son temps à le tailler, mais pour en faire quelque chose. Ça à toujours été comme ça :

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Il est probable que cette simplicité dérange certains. Quand quelque chose de complexe devient simple, c’est la caste des “experts” de ce “quelque chose” qui se sent menacée : elle a peur de devenir inutile, obsolète… Exactement comme les maisons de disques ou les éditeurs se sentent menacés par Internet et par le numérique, qui facilitent tant la copie et la diffusion des contenus au moindre coût : ils servent à quoi, alors, ces éditeurs ? Panique à bord ! — Vite tuons Internet, le MP3, la copie c’est le… mal.

Le mal, c’est comme les sorcières, ça n’existe pas.

Choix

Apple doit être critiquée, sans répits. Comme toute autre activité. Mais la critiquer ne veut pas dire qu’elle incarne le mal ou qu’elle veuille voler nos libertés, comme le dit Stallman dans son dernier troll relatif au décès de Steve Jobs.

C’est peut-être ça la différence : là où certains voient dans Apple une grosse société qui vole leur liberté aux utilisateurs crédules, je vois des millions d’utilisateurs choisir un outil plutôt qu’un autre. J’ai choisi un outil qui ne me prive de rien — si cela devait arriver un jour, je serais le premier à aller voir ailleurs.

Là où certains considèrent que les utilisateurs sont des abrutis qu’il faut protéger d’eux-mêmes (incapables qu’ils sont de réaliser les dangers qui les guettent en cédant aux charmes de Apple ou d’une autre), j’ai tendance à penser que — comme Stallman à l’époque a su prendre conscience de certains problèmes liés à la liberté d’utilisation des outils informatiques, et chercher des solutions (créer la GNU/GPL et créer la FSF) — je pense que les nouvelles générations d’utilisateurs ne sont pas plus stupides que l’était notre ami Richard à l’époque, et qu’elles trouveront leurs propres solutions.

Ces utilisateurs n’ont pas besoin d’un messie ou d’un gourou pour ça, fut-il à lunettes et en col roulé, ou chevelu et en sandales.

Apple, ça commence demain

Regardez cette photo (et lisez ce billet très touchant) publiée par Patrick Rhone. Comme je lui disais il y a quelques jours, elle résume Apple, sa force et son talent (et ma certitude que l’avenir d’Apple est brillant). C’est une photo de sa fille, qui est encore un bébé, occupée à jouer sur un iPad comme vous et moi jouions, à son âge, avec des crayons de couleur et du papier. C’est son crayon et son papier, à elle.

Et si c’est le fait que l’iPad soit une marque déposée de Apple qui vous met en rage, ressortez donc vos vieux crayons de couleur de leur boîte : s’ils ne sont pas trop usés ou mâchouillés par des années d’usage, regardez s’il n’y a pas une marque gravée dessus.