Rien n’est jamais acquis

Il paraît (dixit les collègues au boulot) que je n’exprime pas assez ma joie, ni mon enthousiasme. Bah. Voilà qui est ennuyant: Triste Sire, c’est moi. Je me voyais plutôt en Robin des bois (avec le chapeau ridicule). Ou en frère Tuck (because mon physique de barrique).

Je ne suis pas joyeux ? C’est peut-être parce que je suis un garçon triste de savoir que tout au fond de ce qui me tient lieu d’âme on trouverait un cœur brisé ou une coquille vide ? Ou alors, c’est parce que je suis trop fatigué pour pouvoir appuyer sur le bouton “Haha! elle est bien bonne!” ou “Super idée!” situés de part et d’autre du bouton “Travaille! t’es à la bourre” que je dois à nouveau presser jour après jour, et soir après soir?

Qui sait ?

C’est ça, au fond, la seule chose intéressante à tirer de cette remarque qu’on m’a faite: qui sait où se cache la joie et comment s’exprime l’enthousiasme d’une autre personne ?

En tous cas, je m’élève en faux contre ces assertions qui mettent en question ma joyeuseté (gêne profondément belge s’il en est) et mon enthousiasme !

Je suis le Super Héro de l’Enthousiasme! La preuve ? Ca fait des années que j’arrive à me convaincre (et le patron avec moi), jour après jour, que je suis capable de faire le boulot que je fais. Sans rire, si ça c’est pas un enthousiasme démesuré…

Quand à la joie. Je connais un tas de blagues qui me font rire. D’accord, je ris souvent tout seul, mais parfois très longtemps.

Je connais aussi quelques poèmes qui parlent bien du bonheur, version Majuscule de la joie. Enfin, je crois:

Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n’y a pas d’amour heureux
(Aragon, il n’y a pas d’amour heureux)

Je peux aussi vous siffloter du Brel (vous pensez que ça ferait bien sur un CV, “siflotteur de Brel”?), je connais pas mal de ses chansons par coeur et il parlait souvent de la joie, du bonheur & co: “L’enfance”:

C’est rien avec de l’imprudence
C’est tout ce qui n’est pas écrit.

je suis un soir d’été“, “Zangra“, “Voir un ami pleurer“, “Le plat pays“, “ne me quitte pas“, “il neige sur Liège“, “Il y a“, “Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient ?“, “Amsterdam“, “Seul“, “Vivre debout“,”Fanette“, “Les taureaux“:

Qui nous dira à quoi ça pense un taureau qui tourne et danse et s’aperçoit soudain qu’il est tout nu?
Qui nous dira à quoi ça rêve, un taureau dont l’oeil se lève et qui découvre les cornes des cocus?

Brel. Je ne l’ai pas écouté depuis beaucoup trop longtemps.

Cette nuit, j’ai commencé Absolom, Absolom! de Faulkner. En fait, je l’ai recommencé. La première fois que je l’ai ouvert, j’avais 13 ans et mon anglais me permettait juste de rougir en invitant cette fille au ciné, et encore fallait faire des gestes — I love you qu’elle m’a écrit sur un bout de serviette en papier, avant de repartir dans son pays. Je la croyais. Je l’I lovait you aussi.

Les premières pages du Faulkner me font mal au ventre tant elles me plaisent. Sans rire, j’ai envie de claquer le livre sur les murs et en même temps, promu, de vivre la vie d’un mot dans ces ses pages.

From a little after two oclok until almost sundown of the long still hot weary dead september afternoon they sat in what Miss Coldfield still called the office because her father had called it that — a dim hot airless room with the blinds all closed and fastened for forty-three summers because when she was a girl someone had believed that light and moving air carried heat and that dark was always cooler, wich (as the sun shone fuller and fuller on that side of the house) became latticed with yellow slashes full of dust motes which Quentin thought of as being flecks of the dead old dried paint itself blown inward from the scaling blinds as wind might have blown them. There was as wistaria vine blooming for the second time that summer on a wooden trellis before one window, into which sparrows came now and then in random gusts, making a dry vivid dusty sound before going away: and opposite Quentin, Miss Coldfield in the eternal black which she had worn for forty-three years now, whether for sister, father, or nothusband non knew, sitting so bold upright in the straight hard chair that was so tall for her that her legs hung straight and rigid as if she had iron shinbones and ankles, clear of the floor with that air of impotent and static rage like children’s feet, and talking in that grim haggard amazed voice until at last listening would renege and hearing-sense self-confound and the long-dead object of her impotent yet indomitable frustration would appear, as though by outraged recapitulation evoked, quiet inattentive and harmless, out of the biding and dreamy and victorious dust.

Her voice would not cease, it would just vanish. (…)

Putain (note d’enthousiasme)! Rien que sa façon d’utiliser la ponctuation me donne des frissons… Peut-être parce que, derrière mon air triste et pas enthousiaste, je suis un grand sensible qu’une virgule déplacée ou un point omis suffisent à émouvoir? Peut-être parce que j’aime la musique des mots et des phrases (il faut le lire à haute voix)? Ou alors c’est la température qui a baissé d’un coup ?
L’été est passé.