Lire Lovecraft ?

Je suis un amateur de SF. Ça semble anodin comme précision, mais si j’enfile un instant le costume caricatural du fan de SF, cela veut dire que je lis assez peu de fantastique/horreur. Appelez ça un a priori, si ça vous chante. Je dirais plutôt que, à de rares exceptions, je trouve assez peu de textes qui me séduisent dans ces genres-là.

J’avais bien tâté de Lovecraft, quand j’étais ado, mais ça m’avait paru franchement mal écrit et à peu près incompréhensible. Comment ce truc pouvait-il plaire ? Mystère. J’en étais resté là, jusqu’à ce que je tombe sur deux des nouvelles traductions proposées par François Bon : La chose sur le seuil et Les rats dans les murs.

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Je ne vais pas vous pondre une analyse de Lovecraft — j’en serai bien incapable. Mais je peux vous dire que j’ai enfin découvert cet auteur. Et c’est le pied.

Ok, son style surprend, mais il suffit de lui laisser sa chance — de se dire que, peut-être, l’auteur sait ce qu’il fait — pour rapidement découvrir que ça marche ! Et que si ça ne marchait pas dans l’ancienne édition française, celle que j’avais lue ado, c’était uniquement à cause d’une traduction merdique — de mémoire, ça devait être L’Appel de Cthulhu, ne me demandez pas le nom du traducteur.

Ce que je prenais pour un texte horriblement (ça tombe bien, me direz-vous) mal écrit est en réalité un choix très malin : celui d’empêcher le lecteur de se reposer sur une lecture distraite. Parce que les phrases, les paragraphes et la narration de Lovecraft sont ce qu’ils sont, un assemblage parfois complexe et pas toujours confortable, au découpage étonnant, tu te retrouves aux aguets, toujours inquiet de perdre le fil, toujours à la limite de tomber dans un précipice : conscient que quelque chose se passe, sauf que tu sais exactement pas quoi.

Comme souvent, je crois, dans les récits d’horreur il s’agit de découvrir une réalité cachée, et pas accueillante. Ici, il ne faut jamais chercher très loin pour la trouver et s’en morde les doigts : elle est sous la tapisserie que tu viens de poser sur les murs de ta chambre, sur ces nouvelles boiseries qui recouvrent les murs de ta bibliothèque “à l’ancienne” façon médiévale. Elle est au bord d’un sentier. Il suffit de lever un voile, d’ouvrir une porte ou de s’écarter d’un pas pour le découvrir… et le regretter

Mais, et c’est encore un truc que j’ai découvert grâce aux trads de François Bon, si cette horreur est à la surface des choses, chez Lovecraft, elle est aussi en profondeur — on s’enfonce dans l’effroi, comme on remonte le temps) et elle existe depuis longtemps (pour ne pas dire de toute éternité) — et elle est à peu près complètement indifférente à nous. Ce n’est pas tant qu’elle nous veuille du mal, à nous personnellement, que d’avoir le malheur de croiser son chemin et d’être témoin de ce qui se passe — ou une victime collatérale, ou un outil qu’elle utilise pour arriver à ses fins. Car elle poursuit ses propres buts. Cette insignifiance de l’homme, ça me semble vraiment pas banal… Mais encore une fois fois : je ne suis pas un grand lecteur du genre. Faudrait l’avis d’un expert.

Indifférent ne signifie pas apaisé. C’est violent.

>« C’était une grotte crépusculaire d’une hauteur énorme, s’étendant bien au-delà de ce que l’œil humain pouvait en voir ; un monde souterrain d’un mystère sans limite, empli de suggestion horrible. Il y avait des bâtiments et d’autres restes architecturaux – d’un regard effrayé je vis les formes sauvages de tumulus, un cercle sauvage de monolithes, la coupole basse d’une ruine romaine, une colonne gothique renversée, et une construction primitive de bois anglaise – mais tout ceci éclipsé par le désastreux spectacle que présentait la surface du sol. Des dizaines de mètres autour des marches s’étendait un enchevêtrement dément d’ossements humains, ou du moins aussi humains que ceux que nous avions trouvés sur les marches. Comme l’écume d’une mer, beaucoup d’éparpillés, mais d’autres au squelette parfaitement ou partiellement articulé ; et ceux-ci invariablement dans des postures d’un délire démoniaque, certains essayant de lutter contre quelque menace ou agrippant d’autres corps comme mus par une intention cannibale. »

(Howard Phillips Lovecraft, Les rats dans les murs)

Et déstabilisant.

>Et c’est parfaitement vrai que j’ai mis six balles dans le crâne de mon meilleur ami, et que j’espère cependant démontrer par cette déposition que je ne suis pas son meurtrier.

(Première phrase de La chose sur le seuil)

Un grand merci à François Bon, donc, de m’avoir mis sous les yeux un Lovecraft enfin lisible et enfin passionnant.

Du coup, j’ai envie d’en lire plus. De lire tout, en fait. Hélas, publie.net ne propose pour le moment qu’une toute petite sélection de textes. Vivement la suite !

En attendant, si vous lisez l’anglais — je suis tombé sur un ebook (ePub/Mobi/PDF) gratuit qui reprend toutes ses nouvelles et romans : Free Complete Works of H.P. Lovecraft for Nook and Kindle.

Je n’ai évidemment pas lu tout le bouquin, je ne peux donc pas vous promettre que c’est une réussite. Mais il a l’air bien fait. N’hésitez pas à partager votre avis sur cette édition ou sur d’autres.

Pour comparer les deux extraits cités et traduits par François, voici les originaux :

>« It was a twilit grotto of enormous height, stretching away farther than any eye could see; a subterraneous world of limitless mystery and horrible suggestion. There were buildings and other architectural remains—in one terrified glance I saw a weird pattern of tumuli, a savage circle of monoliths, a low-domed Roman ruin, a sprawling Saxon pile, and an early English edifice of wood—but all these were dwarfed by the ghoulish spectacle presented by the general surface of the ground. For yards about the steps extended an insane tangle of human bones, or bones at least as human as those on the steps. Like a foamy sea they stretched, some fallen apart, but others wholly or partly articulated as skeletons; these latter invariably in postures of daemoniac frenzy, either fighting off some menace or clutching other forms with cannibal intent. »

(H. P. Lovecraft, “The Rats in the Walls”)

Et

>It is true that I have sent six bullets through the head of my best friend, and yet I hope to show by this statement that I am not his murderer. (H. P. Lovecraft, “The Thing on the Doorstep”)

En bonus, parce que c’est difficile de ne pas aimer ça :

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